LE REGGEA

Après la Seconde Guerre mondiale, des milliers de Jamaïcains commencent à émigrer en Grande-Bretagne. De violentes émeutes se déroulent à Kingston en 1946, deux ans après les premières élections au suffrage universel. Le jazz et le rhythm & blues déferlent soudain sur les villes en ébullition. Les rares personnes équipées d’une radio captent les stations de Floride, de Louisiane, du Tennessee. Surgissent alors de grands orchestres très populaires, comme ceux du saxophoniste Val Bennett (qui enregistrera beaucoup de reggae plus tard) et d’Eric Dean, qui engagera dans son groupe le grand guitariste et futur arrangeur de reggae Ernest Ranglin et le tromboniste des futurs Skatalites, le légendaire Don Drummond (« le trombomste préféré d’Ella Fitzgerald »). D’excellents musiciens, comme Arthurlin « Joe » Harriott, Harold McNair, Wilton « Bogey » Gaynair, « Dizzy » Reece, « Sonny » Grey ou Noel Gillespie partent pour les Etats-Unis, où ils se font vite un nom dans le milieu du jazz moderne. La majorité des jazzmen jamaïcains (futurs musiciens du skalreggae) comme Tommy McCook, Joe Harriott, Wilton « Bogey » Gaynair, Don Drummond, Lester Sterling, « Dizzy » Johnny Moore, Rico Rodriguez, puis les reggaemen Leroy Smart et la vedette du film Rockers Leroy « Horsemouth» Wallace (qui deviendra batteur de Pierpoljak en 1998) ont les mêmes racines. ils sont presque tous issus de l’école Alpha, une pension catholique très stricte pour orphelins et jeunes délinquants où on apprenait la musique.


Comme un peu partout dans le monde, les disques sont d’abord apportés par les soldats américains basés à Kingston pendant la Seconde Guerre mondiale. Comme aux États-Unis, le rhythm & blues est joué par des musiciens de jazz, et l’élégance associée à cette nouvelle identité noire ouvre des horizons nouveaux jusque dans les plus durs ghettos de la Jamaïque. Elle permet aux musiciens de cette île perdue d’exprimer leurs sentiments avec force et de se placer sur le même terrain que le géant nord-américain. Le rhythm & blues est joué le soir en plein air dans des espaces verts en ville, les « lawns ».


Les radios attirent les clients dans les lieux publics grâce au rhythm & blues, au jazz et au style country & western, lui aussi populaire dans l’île. Mais les vraies vedettes sont les animateurs de ces radios et leurs expressions d’argot « jive ». Au début des années cinquante, les quarante-cinq tours en vinyle apparaissent, et les sonos commencent à faire pas mal de bruit... C’est le début des sound systems. Les Jamaïcains peuvent désormais aller danser à bas prix un peu partout (alors que les orchestres de swing ou de mento sont plus chers).

En 1954, après un voyage à New York, un certain Clement Seymour Dodd installe à Kingston sa sono jazz et rhythm & blues « Sir Coxson The Down­beat » (du nom d’un champion de cricket anglais du Yorkshire, Alec Coxon, et du magazine de jazz Downbeat). Le baffle est d’abord placé devant le Dodd’s Liquor Store, un bar tenu par sa mère. Dodd est un malin, et un grand amateur de jazz (be-bop surtout), de boogie-woogie, de merengue et de rhythm & blues. Il a rapporté quelques disques de New York, et son père docker lui en déniche d’autres grâce à ses copains marins américains. S’il n’a pas encore l’argent et le matériel de Duke Reid, il est bien déterminé à lui piquer sa clientèle grâce à sa précieuse discothèque. Il engage Count Machuki, le selecter vedette du sound Tom The Great Sebastian (à qui il emprunte aussi Prince Buster, un boxeur amateur du quartier et sa bande de loubards, qui assurent la « sécurité »).


La nuit de Pâques, Machuki s’empare brusquement du micro qui sert à présenter les morceaux. Comme les disc-jockeys (DJ) qui relancent et commentent les morceaux à la radio, Machuki s’aventure à ajouter quelques rimes et bons mots dans le rythme. La foule adore. Très vite, il développe un style vocal personnel en s’inspirant de l’argot jive du jazz qu’il puise dans un magazine. Il crée aussi les « peps », percussions avec la bouche. Dodd lui souffle des idées, et son sound system ne désemplit plus. La concurrence pousse aussitôt d’autres disc-jockeys à copier les interventions vocales de Count Machuki. Avec ce précurseur historique, les DJ jamaicains créent un genre à part, qui annonce le rap. Tous les éléments convergent: la tradition du « commandeur » des quadrilles jamaïcains, l’influence des disc-jockeys de la radio américaine, le conteur africain, et des éléments du style « scat » alors en vogue dans le jazz (solos de chant, mais sans paroles). On trouve différentes expériences proches du rap dans la musique afro-américaine des années cinquante, de Louis Jordan à Bo Diddley (Say Man, 1959), et même dans le gospel jazz du Golden Gate Quartet des années trente. Mais ce phénomène jamaicain va plus loin et préfigure le hip-hop en tant que culture de rue. Techniquement, on trouve déjà l’idée d’un accompagnement avec des disques instrumentaux, des soixante-dix-huit tours puis certains des premiers quarante-cinq tours exis­tants (du jazz ou du rock & roll). Le statut de DJ de l’interprète, qui n’est même pas un chanteur « officiel » mais un bricoleur-baratineur venu d’un ghetto, l’utilisation d’un micro et d’un tourne-disque confortent cette idée que le rap moderne est né en Jamaïque. Sur les dancehalls de Kingston on est déjà dans un contexte entièrement DJ. Depuis cette époque, le terme « DJ » (ou « dee­jay ») désigne en Jamaïque la personne qui tient le micro (le programmateur est le selecter). Le « DJ style » est donc une nouvelle forme de chant, reconnue là-bas depuis au moins 1954 et introduite à New York plus tard.

 

Alors que le pasteur Martin Luther King est assassiné, Toots sort de dix-huit mois de bagne, une expérience carcérale qu’il met en scène avec rage dans un des chefs-d’oeuvre du rock steady, 54-36 That’s My Number (son numéro de bagnard). Toots sera certes le premier à utiliser le mot « reggae » dans un titre de morceau avec Do The Reggay, mais la création du genre musical proprement dit est très controversée.


Au tout début de 1968, Pop-a-Top, un succès autoproduit par Lynford Anderson, l’ingénieur du son du studio de la radio nationale RJR utilisé par Leslie Kong, donne son nom (piqué dans une pub Canada Dry) à un nouveau style de rythme. Il est bien plus rapide que le rock steady en vogue et préfigure le reggae, qui sera plus rapide encore. Parmi les premiers véritables reggaes, on note le Bang A Rang de Stranger Cole & Lester Sterling (pour Bunriy Lce), le Nanny Goat de Larry (Marshall) & Alvin (pour Studio One), la première version méconnue du Soul Rebel de Bob Marley (pour les disques JAD de Johnriy Nash), le No More Heartache des Beltones ou le Do The Reggay des Maytals (Beverley’s). Tous se disputent le titre de premier reggae. Mais peut- être ce style vient-il en fait de Lec « Scratch » Perry. Lors de la réalisation d’enregistrements des Pioneers pour le producteur Joe Gibbs, Scratch utilise une frénétique rythmique sur Long Shot, un des premiers succès reggae de 1968 (avec les jeunes frères Aston « Family Man » et Carlton Barrett à la basse/batterie). Scratch, fâché de ne pas être suffisamment crédité et rétribué, quitte Joe Gibbs peu après et réenregistre en 1969 cette rythmique pour l’excellent People Funny Boy, un gros succès qu’il produit et chante lui-même. Il y attaque personnellement Gibbs, dans la tradition des morceaux de « musical war », une guerre par chanson interposée pratiquée par les sound systems depuis (au moins) l’attaque de Leslie Kong par Prince Buster en 1962 dans Black Head Chiney Man. Scratch y incorpore nombre de bruitages (des pleurs de bébé), une pratique innovante qu’il n’abandonnera plus, et qui annonce déjà la technique du sampling qui envahira la musique pop internationale vingt ans plus tard. Scratch fonde ainsi avec éclat les disques Upsetter (« énerveur »), destinés à « énerver » ses concurrents.


Le terme reggae est d’abord apparu pour nommer un rythme différent, joué sur un tempo bien plus rapide que le populaire rock steady en vogue. Il désigne en fait un motif d’orgue syncopé, un « shuffle » où un claviste comme Glen Adams jouait deux croches au lieu d’une seule pour le rock steady. En outre, comme dans le rock steady le temps fort marqué par la caisse claire est sur le troisième temps de la mesure, au lieu du deuxième et quatrième pour le ska ou le rhythm & blues. Ce style au tempo d’abord très rapide, influencé par le mento local traditionnel, s’appelle d’abord le « streggae ».


Le producteur Bunny « Striker » Lee explique: « Onappelait une « streggae » une femme qui se donnait à tous les hommes! Mais les radios n’ont pas aimé ce nom alors c’est devenu « reggae ». Et ça a accroché. »
A partir du succès international de Bob Marley (1975), le mot reggae deviendra le terme générique de toute la musique jamaïcaine. Il regroupera le ska, le rock steady, la période rapide « early reggae» de 1968-1971 et les nombreuses phases qui ont suivi. Mais en 1968, le nouveau genre crève déjà le plafond des sound systems (qui sont pourtant le plus souvent en plein air !). Des groupes vocaux comme Carlton & The Shoes (futurs Abyssinians), les Cables, les Beltones ont surgi. De nouveaux producteurs comme Winston Riley (fondateur des Techniques, il garde le nom pour son label), Clancy Eccles ou Lee Perry multiplient les trouvailles et défient les producteurs iris- tallés (le « big three » de Prince Buster, Studio One et Treasure Isle) àvec de nouveaux rythmes. L’esprit funky de James Brown est devenu la référence, et la basse devient plus que jamais l’instrument dominant, mais la diversité des styles règne déjà sur les dancehalls où les modes se succèdent à toute allure.

Le chanteur texan new-yorkais Johnny Nash, une des premières vedettes noires du petit écran, débarque à Kingston début 1968. Il est attiré par les premiers succès internationaux du rock steady. Il rencontre par hasard Peter Tosh, Bob & Rita Marley (Bunny Wailer est au pénitencier pour détention de chanvre) qui sont en proie à de grosses difficultés financières avec leurs disques Wail’n Soul’m, absolument invendables, et sur le point de publier le premier manifeste rasta de Marley, Selassie Is The Chapel. Le manager de Nash, Danny Sims, leur fait signer un contrat exclusif de production (enregistrements) et d’édition contre quelques dollars. Ils enregistrent pour lui un album, Rock To The Rock (presque entièrement inédit jusqu’en 1997) avec de bons musiciens de studio américains (Atlantic) venus eux aussi apprendre le rock steady. Seule une nouvelle version de Rend Down Low sera publiée à l’étranger (en France) sans succès. Par contre Nash apprend vite, et enregistre lui aussi au studio Dynamic Sound. Son classique Hold Me Tight deviendra le premier succès « jamaïcairi » aux Etats-Unis. Il publiera un album du même nom contenant d’autres rock steadys à succès (You Got Soul et le Cupid de Sam Cooke) tandis que Desmorid Dekker frappe plus fort encore avec un succès mondial, Poor Me Israelites, sur un tout nouveau rythme, le reggae.

Extrait de "Le Reggea", par Bruno Blum, Editions Libro.

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