LE RAÏ

Dans les années cinquante, le Petit-Vichy d’Oran (devenu plus tard le Théâtre de Verdure) affiche les gran­des vedettes de la métropole: Georges Guetary, Charles Aznavour, Ginette Leclerc, Sacha Distel, Mado Robin, Georges Jouvin et son orchestre, Gloria Lasso... A Canas­tel, village balnéaire à l’est de la ville, Le Casino, lieu d’animation musicale très couru, présente Dario Moreno, Carmen Sevilla, André Claveau et des dizaines d’ artistes de variétés espagnoles et de flamenco. L’orchestre Paul Morris accompagne les artistes qui se produisent au Casino. À la trompette, on trouve souvent Djelloul Bendaoud. Mohamed Belarbi, de son côté, fait ses débuts en 1952 à Oran dans l’orchestre de Jacques Vidal. Il jouera de la batterie dans différents groupes à partir de 1956 tout en intégrant les rythmes afro-cubains dans ses compositions. Kuider James, de Cité Petit, quartier périphérique d’Oran, compose en 1957 Rouhi Wahran rouhi be slama (Va Oran va en paix), chanson réactualisée en fonction de la conjonc­ture algérienne au début des années quatre-vingt dix par Khaled: « Va Oran va en paix/Le coeur qui t’aimait moi je le brûlerais/La malédiction des ancêtres est toujours là comme un sort. »


Petit-fils du fameux colonel de l’armée française Bendaoud, Djelloul Bendaoud, né en 1928 à Saint-Antoine, quartier situé au coeur de l’Oran multiconfessionnel, est dans son enfance un des très rares élèves musulmans du Conservatoire. En 1956, il crée son groupe, l’Orchestre Bendaoud, sur le modèle des formations américaines. Parmi les musiciens, on trouve Maurice Medioni au piano, les frères Azzouz, à la guitare et à la contrebasse, le saxophoniste Manuel Martinez, dit « Manou », ancien condisciple de Bendaoud au Conservatoire, et enfin Boutlélis, dit « le Cubain », transfuge de l’orchestre de Blaoui, à la batterie. Entre deux reprises d’airs occidentaux en vogue, l’orchestre accompagne quelques jeunes vedettes locales pour qui Bendaoud compose des succès: Ahmed Saïdi, Ahmed Saber et sa première femme Anissa, Mériem Abed (compagne de Bendaoud), M’hamed Benzerga, Hasni Serrour ou Mahieddine Bentir, champion de cross et rocker de variétés franco-arabes (Cha cha cha chéchia, Ya Mama chérie). De tous ces interprètes qu’accompagne l’Orchestre Bendaoud, deux chanteurs aux destins tragiques vont marquer deux générations d’Oranais: M’hamed Benzerga (1936-1959) et Ahmed Saber (1937-1971). Une trajectoire fulgurante brutalement arrêtée par un accident de moto donnera à Benzerga l’aura d’un James Dean de la chanson que les Oranais continueront à entretenir à travers son célèbre Nebghik nebghik (Je t’aime je t’aime). Ahmed Saber (de son vrai nom Benaceur Baghdadi) vulgarisera dans une interprétation moderne les textes les plus marquants de la musique bédouine citadinisée, Rani m‘hayer, Biya daq el mor, Oktia, Malheureux toujours, avant de disparaître prématurément, miné par la drogue et l’alcool.


Comme ces deux pionniers disparus trop tôt, la plupart des chanteurs modernistes qui marquent les interprètes de raï actuel font leur percée et effectuent leurs premiers enregistrements, durant les années cinquante. En 1954, la sensuelle Cheikha Rimitti sort chez Pathé Charak gataâ (« Déchire lacère et Rimitti raccommodera »). Avec ce véritable manifeste d’un raï sulfureux, Rimitti bouscule définitivement les bluettes métaphoriques en parlant sans détour de passion chamelle. Alors que la guerre d’Algérie, déclenchée le 1er novembre 1954, fait rage dans les campagnes, la décennie cinquante voit les cheikhate, les maîtresses du rai traditionnel et provocant, s’imposer sur la scène musicale: Cheikha Ouda, el Jarba (littéralement la Galeuse) el Wahrania, Habiba Essghira (la Petite), Grelo (Cafard) el Mostghanmia...

Cheikha Bachitta, de Mascara, qui se présentait en bottes, casquette et pantalon dès la fin des années quarante, vole la vedette au grand Abdelkader El-Khaldi. Cheikha el Ouachma (la Tatouée) el Tmouchentia chante en 1957 Gatlak Zizia (« Zizia te dit ce soir on couchera chez moi »). Elle reste surtout comme l’interprète de Smahni ya el cornrnandar (Excusez-moi ô commandant) et Sid el hakem (Monsieur le juge), deux chansons qui évoquent le quotidien de la guerre et le vécu du petit peuple sous la répression militaire. Le raï, fidèle à sa mission, accompagne les Algériens dans leur vie de tous les jours, y compris dans les moments les plus durs.


C’est l’époque où les « mauvais lieux », les quartiers réservés, sont encore hantés par des musiciens et des chanteurs de fortune qui transmettent de vieux standards et des improvisations où dominent grivoiseries et chansons lestes. Les nationalistes condamnent ces chansons, considérées comme de purs produits de la colonisation dévoyant la personnalité algérienne. Plus généralement, la guerre et les pressions du FLN (Front de Libération Nationale) mettent en sourdine l’activité des chanteurs et musiciens. Beaucoup d’entre eux, comme Blaoui ou Ahmed Saber, se font même jeter en prison. D’autres, comme Ahmed Wahby, rejoignent en 1957 la troupe artistique du FLN à Tunis. Guerbi Hamida, dit « Taroune », un des chanteurs les plus populaires du début des années cinquante à Oran et véritable « raïste » de l’époque avec son répertoire cru, se fait abattre par erreur par un fidai (partisan), après avoir été soupçonné de collaborer avec la police coloniale. Il sera réhabilité après l’indépendance.


La chanson et la musique évoluent profondément au cours de cette décennie. On assiste à la multiplication des passerelles entre les diverses musiques aux styles et aux publics bien distincts. Mais la révolution la plus importante, qui va faire faire au raï un véritable bond en avant, réside surtout dans la professionnalisation du milieu musical. Les artistes travaillent désormais avec les radios et sont recrutés pour les saisons arabes des théâtres d’Alger et d’Oran. Ils sillonnent l’Algérie et font parfois des tournées en France dans les villes à forte concentration d’immigrés maghrébins. Partout, ils familiarisent le public à de nouvelles sonorités, à de nouveaux métissages, préparant le raï de demain.

Extrait de "Le Raï", par Bouziane Daoudi, Editions Libro.

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